« Petite philosophie de
l’Eau » :
une bien belle histoire d’eau pour la conférence inaugurale
du cycle 2012-2013
du Centre Hâ 32 avec Laurent Bibard, professeur à l’ESSEC
Business School. *
Chez les philosophes de la Grèce antique,
dans le judaïsme, dans le christianisme puis chez les humanistes, l’eau liquide
intéresse de manière inégale ces différents courants. Sa nature contradictoire,
à la fois bienveillante et menaçante, fait que l’eau n’a jamais été prise au
sérieux, qu’elle n’a jamais été un sujet de réflexion pour elle-même.
D’électron libre chez les Grecs, avec le judaïsme, elle devient le bras droit
de Dieu ; elle ne fait plus peur avec le christianisme. L’humanisme va la
maîtriser et joue un rôle décisif. Il nous a contraints à être dans
l’utilitarisme de l’eau, à être dans un rapport technique.
Les mythes, le polythéisme donnent naissance
à la philosophie « qui aime la sagesse », chez les présocratiques,
époque où la nature (« phusis ») est la base même de leur réflexion
philosophique. Selon les Grecs, la nature est le référent ultime avant les
dieux, elle est éternelle, « on se coule » dans la nature. Pour
Thalès, le principe de toute chose, c’est l’eau, dans le sens
« d’esprit ». Elle est principe unique, elle est totalité. On
philosophe en direct avec la nature.
Socrate crée une rupture car il fait de la
philosophie avec les autres. L’eau n’est plus le principe unique. Elle devient
un des quatre éléments avec la terre, l’air et le feu. Ils sont abordés pour
leur côté utile. Aristote « médicalise » leur essence : ils sont
porteurs de dynamiques qui font que l’homme est ou pas, en bonne santé ;
ils équilibrent ou pas notre métabolisme puisqu’ils sont humides, secs, chauds
ou froids avec de multiples variantes.
Avec le judaïsme, la nature n’est pas
éternelle car aucune autre totalité ne s’oppose à Dieu. Dieu fait ce qu’il veut
avec l’eau : c’est du concret.
Les traditions grecques et juives sont
contradictoires ; pour les Grecs, les dieux sont issus de la nature qui
est Une, alors que pour les Juifs, Dieu
est unique, souverain et créateur.
Ces deux traditions sont à l’origine du
christianisme. Avec Jésus Christ, à travers la mort et la résurrection, il y a
dépassement, il est plus fort que la nature.
L’humanisme transpose sur le plan laïc ce que
le christianisme a montré. On connaît la nature. Descartes veut que l’homme ait
une vie à lui, ici sur terre, entre la naissance et la mort. On reconnaît les
lois de la nature pour la surmonter. Et donc l’eau est un moyen comme un autre
pour l’humanité. Grâce à la science et à la technique, on peut faire des
miracles : l’homme maîtrise l’eau. On invente la navigation pour aller
vers l’inconnu. L’eau est un obstacle et force l’homme à s’élever au-delà de la
nature. L’esprit de l’homme est en route vers lui-même.
Plus près de nous, Heidegger parle d’
« arraisonnement » de la nature, sa soumission à la raison humaine.
Il pose une question fondamentale : nous ne regardons pas ce que la nature
et en particulier, ce que l’eau a, à nous dire. Le XXème siècle connaît une
crise spirituelle ; l’homme est en danger. Pour se sauver, il est
nécessaire de réapprendre à voir les choses.
Comment, aujourd’hui, dans un contexte
mondial insécure, dans un contexte de peur de l’eau, de peur d’en manquer,
comment recevoir l’eau telle qu’elle est ? Comment apprendre à voir ce
qu’elle veut dire ?
L’eau suit la ligne de grande pente ;
comme la pierre, elle va vers le bas même si on peut la retenir par des
barrages. « Il faut suivre sa grande pente » a dit André Gide. Donc
faire de la philosophie, c’est être à contre-courant comme l’eau, naturellement
à contre-courant.
La « petite philosophie » de Laurent
Bibard nous a permis de naviguer et de comprendre, au fil de l’eau, combien,
aujourd’hui, l’eau et la nature doivent être prises au sérieux et combien il
est urgent de changer le cours de notre approche, combien il est urgent de
prendre le temps d’écouter ce que la nature a, à nous dire.
SL
* Article paru dans le journal de novembre 2012 (ERF Brdx)
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