lundi 4 juillet 2011

"L'ai-je bien joué?"

 
        

                          "L'ai-je bien joué ?"


                    
Conférence de Michel Laplénie, directeur musical de l’ensemble musical baroque « Sagittarius ». 

Dernière conférence du cycle 2010/2011, « Jeux, enjeux, hors-jeux ». du Centre Hâ 32
Le jeu « en », « avec », « de » la musique : « jeu » et « musique » sont souvent associés : « jouer de la musique ». « Play » en anglais, « spielen » en allemand… Ce terme est utilisé dans toutes les langues ; ce n’est donc pas une opération banale. Elle est ludique ; on joue aussi pour le plaisir : celui de l’interprète, de l’auditoire, du compositeur.
La musique est une allégorie, une entité : elle essaie d’imiter, de jouer avec les notions fondamentales de la nature, des hommes, de l’espace. Elle rivalise en cela avec la peinture. Elle se substitue à des visions. La musique est descriptive, imitative.
La musique imite la nature. Au XVIIIème siècle, on redécouvre la nature déchaînée : chez Rameau avec « Hyppolite et Aricie » (1733). Autre exemple plus tardif, la « Symphonie Alpestre » de Strauss (1815) : l’orchestre se déchaîne pour symboliser l’orage. Les animaux ont beaucoup occupé les compositeurs : « Le Carnaval des animaux » de Camille Saint-Saëns (1886).
La musique peut être plus évocatrice qu’un tableau, que la nature elle-même.
Elle imite les éléments aquatiques : dans « L’Or du Rhin » de Wagner (1852-1853), la force de conviction de la musique nous plonge dans les profondeurs du Rhin. Dans les « Jeux d’eau de la villa d’Este » de Liszt (1883), la fluidité rendue par le piano rivalise avec la nature ; c’est un jeu entre nature et instrument.
Le compositeur joue avec notre imaginaire ; la musique est un jeu avec la pensée. Dans la description du chaos chez Haydn (« La Création » 1796-1798), la musique précède le texte : elle est le souffle. La musique est descriptive, figurative. Elle joue avec nos sens.
La musique joue avec les humains. Elle essaie de rendre le caractère des gens. François Couperin dans le « Cinquième Ordre » (1713) fait de la danse populaire des «Vendangeuses » un objet esthétique ; la musique joue avec la réalité en faisant résonner l’univers paysan à la cour. Jusqu’où le jeu transfiguré par la musique peut-il aller ? Dans « Jeux d’enfants » de Bizet (1871-1872), la musique évoque le monde de l’enfance, le jeu lui-même.
La musique joue avec l’espace. La musique se joue pour résonner dans l’espace, elle joue avec l’espace, elle se joue de l’espace. Pour le compositeur, le choix de l’espace est la première préoccupation et révèle la complexité musicale. La notion d’espace est liée à quelque chose de jubilatoire. Ainsi au XVIème siècle, le flamand Adriaan Willaert expérimente la polychoralité avec deux chœurs dans les « tribunes de Venise » de la basilique San Marco : ils chantent en alternance puis finiront par se superposer. Les frères Gabrieli (oncle et neveu en réalité !) tous les deux organistes (l’oncle commence sa carrière avec A. Willaert !) reprennent le flambeau : ils rajoutent des chœurs, des instruments, rendant plus complexes le jeu de la musique avec l’espace.
La musique joue avec la partition. Une partition écrite n’est plus à l’auteur et tombe dans le domaine public. Et bien souvent les compositeurs eux-mêmes puisent dans leurs propres partitions qu’ils réécrivent pour d’autres instruments (Haendel, Bach, Moussorgski, Strauss…).
La musique joue avec l’original : elle parodie les thèmes profanes pour en faire des thèmes religieux. Une mélodie simple n’est pas non plus concevable : il faut l’orner. Là encore il s’agit de remplir un espace. C’est un jeu ornemental.
Jouer de la musique, c’est un jeu de séduction, d’échange entre le ou les interprètes et le chef, c’est théâtraliser l’espace, c’est jouer avec un ou plusieurs thèmes, c’est aussi jouer des fricassées parisiennes (Clément Janequin, XVIème), jouer des farces (« Concerto pour un aspirateur et son orchestre » de Hoffnung.
Merci Monsieur Laplénie, pour cette soirée qui donne envie de jouer… de la musique !
Sylvie Lacoste
* Article publié dans le journal de l'ERF de juillet 2011.